« Mes rapports avec Orange sont exécrables, parce que je considère que c’est un mauvais coup. » Le président du conseil départemental Pierre Bédier (LR) ne mâche pas ses mots lorsqu’il est question de l’aggressivité commerciale montrée par Orange depuis que son institution a contractualisé avec un concurrent le déploiement de la fibre optique dans la partie rurale des Yvelines. Certaines communes ont déjà cédé aux sirènes d’Orange, qui y déploie la fibre optique en ce moment même.
Mais l’enjeu dépasse de très loin les Yvelines, théâtre local d’une guerre avant tout nationale entre Orange et TDF. Ce dernier, nouveau concurrent privé, a emporté le déploiement de la fibre sur fonds propres dans plusieurs autres départements, et ne cache pas ses ambitions en tant qu’opérateur de réseau, c’est-à-dire installateur puis loueur de fibre optique aux opérateurs finaux (SFR, Free, Orange et Bouygues, Ndlr).
Comme tous les départements français, deux zones ont été déterminées par l’Etat. La première, dite « AMII », soit 590 000 foyers dans 104 communes des Yvelines, a été confiée et réservée aux opérateurs privés ayant candidaté. La seconde, dite « d’initiative publique », a été mise sous la responsabilité des conseils régionaux, puis départementaux. Elle comprend 110 000 foyers dans 158 communes yvelinoises.
L’an dernier, le conseil départemental, après un premier plan public « 100 % fibre », et un second mêlant fibre optique et montée en débit (voir encadré), annonce qu’il ne dépensera finalement que huit millions d’euros pour la montée en débit rapide de 45 communes, normalement terminée fin 2018 – début 2019. Pour la fibre optique, déployée partout jusque fin 2022, le Département ne paiera rien, ayant contractualisé avec l’opérateur TDF un déploiement sur fonds privé.
Jeudi dernier, lors de l’inauguration d’une armoire de montée en débit aux Alluets-le-Roi, l’impatience des élus était plus que palpable face à la colère d’administrés confrontés à des débits anémiques, parfois inférieurs à 1 Mbits/s. Pas forcément au fait des évolutions du plan du Département, ils étaient nombreux à s’être déplacés, afin d’obtenir des plannings précis pour leurs communes.
« Je comprends qu’il y ait beaucoup d’impatience, c’est un service dont on ne peut plus se passer aujourd’hui », enjoint à ses homologues l’édile des Alluets-le-Roi, Pierre Gautier (SE). « Avant fin 2020, tout le monde aura du très haut débit, avant fin 2022, tout le monde aura de la fibre optique (y compris les communes montées en débit, une fois passé le délai légal incompressible de 36 mois entre montée en débit et déploiement de fibre optique, Ndlr) », confie ensuite du troisième plan Laurent Rochette, directeur général adjoint au numérique au conseil départemental.
Depuis l’annonce du choix de TDF pour la zone d’initiative publique, le géant Orange, régulièrement critiqué pour la lenteur de son déploiement dans la zone réservée « AMII », s’est réveillé : il a annoncé officiellement son intention de venir y déployer la fibre optique. « Orange, ils ont été voir beaucoup de communes avec le discours ‘’Nous la fibre, on vous la met tout de suite en signant un papier’’, mais on ne contractualisait pas », témoigne le maire de Mézières-sur-Seine Jean-François Fastré (DVD).
Il estime que cela revenait à « signer un chèque en blanc », là où le contrat entre Département et TDF oblige l’opérateur au déploiement et inclut d’importantes pénalités de retard. Son voisin d’Epône, également sollicité par Orange, a aussi préféré TDF, et s’interroge sur les motifs de cet intérêt soudain. « L’attitude d’Orange est commercialement agressive, dans le bon sens du terme, pour gagner un maximum de marchés, remarque Guy Muller (LR). Mais pourquoi avoir attendu que TDF arrive pour développer cette attitude commercialement agressive ? »
Au conseil départemental des Yvelines, l’amertume est palpable, et les reproches faits à Orange plus précis. « Orange, dans cette affaire, joue un jeu complètement dual », remarque Laurent Rochette de l’opérateur. Ce dernier, d’un côté, touche une bonne partie des huit millions d’euros d’argent public investi pour le déploiement de la montée en débit, tout en affrontant TDF pour déployer la fibre optique dans la zone d’initiative publique.
« Comme par hasard, Orange, ils vont là où il y a le plus de gens à fort pouvoir d’achat (plus susceptibles de s’abonner rapidement, plus rentables, compensant le coût du déploiement dans les communes plus rurales, Ndlr), note son président, fort mécontent. Ils sont en train de modifier l’équilibre économique de TDF. » Si le concurrent d’Orange est contractuellement obligé de déployer les communes en zone publique, Pierre Bédier se méfie d’une rupture trop importante de son modèle économique.
Pour Orange comme pour TDF, l’enjeu dépasse de très loin les Yvelines, l’opérateur historique voyant, selon nos informations, l’arrivée de TDF d’un très mauvais oeil. Jusqu’à présent, TDF (qui n’a pas pu répondre dans les délais impartis à publication, Ndlr) était opérateur de pylônes, supportant des antennes de télévision ou de téléphonie.
Il y a un an, ce petit poucet des télécoms, avec 677 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2017, s’est lancé dans le déploiement de la fibre optique. Sa diversification est un succès : depuis, TDF a été chargé par les Yvelines, puis par trois autres Départements, d’y déployer la fibre en zone d’initiative publique, soit 720 000 prises au total. De quoi inquiéter Orange, opérateur dont la forte domination se traduit, dans les Yvelines, par « 95 % » des accès fibre optique installés à ce jour.
« Depuis 2015, nous discutons avec le Département », rappelle Régis Philippon, directeur des relations avec les collectivités territoriales des Yvelines chez l’opérateur. « On avait dans l’idée de faire des Yvelines le premier département de France 100 % fibre », assure-t-il, démentant toute réaction au contrat décroché par TDF. Indiquant être « en avance » dans le déploiement des 590 000 prises de la zone AMII, Régis Philippon estime qu’Orange a « toute légitimité pour déployer » aussi dans la zone d’initiative publique.
Fin 2016, le Département annonce le lancement d’une consultation d’opérateurs. Orange manifeste son intérêt via le régulateur des télécoms, l’Arcep, mais n’envoie pas de dossier de candidature au conseil départemental. « D’un point de vue réglementaire, les Départements sont voués à se substituer à des opérateurs privés lorsqu’ils ne manifestent pas leur intention de réaliser les travaux, en revanche, quand un opérateur se manifeste, l’initiative publique tombe », estime Régis Philippon.
Sans s’engager sur des délais, l’opérateur estime suffisante sa manifestation d’intention. « Les communes concernées par la zone rurale, hors montée en débit, sont libres de concurrences, avance donc le directeur d’Orange. Dans les Yvelines, sur cette partie du territoire, nous sommes en situation de concurrence. […] Le fait que le Département ne soit pas forcément content qu’on déploie de la fibre sur des communes qu’il souhaite voir faire par TDF est regrettable. »
Si Régis Philippon avance avoir décroché « une dizaine » de communes pour déployer la fibre optique, il assure que l’opérateur n’ira pour l’instant « pas plus loin que les quelques communes qui nous ont sollicité ». Selon nos informations, sont déjà passées dans l’escarcelle d’Orange les communes de Beynes, de Chavenay, de Feucherolles, de Villiers-Saint-Frédéric, tandis que le basculement serait envisagé à Saint-Germain-de-la-Grange.
Le président du conseil départemental confiait récemment sa colère au sujet de ces élus : « On ne peut pas demander la solidarité, et refuser ensuite d’être solidaire, […] les deux ou trois maires qui se sont laissés aller, je le leur ai dit. » Selon lui, « Orange plantera ces communes rurales ». Alors, il affiche son intransigeance à venir : « Quand, demain, Orange renoncera à ces trucs-là, on en rediscutera…. »
« Le problème de TDF et de Monsieur Bédier est qu’il a apparemment privilégé les communes très rurales, analyse Sylvain Durand (SE), le maire de Villiers-Saint-Frédéric. Nous, dans le plan de TDF, on passait en dernier : comment voulez-vous que j’explique à mes entrepreneurs, mes architectes, alors qu’on a un débit entre 1 et 6 Mbits/s, qu’on va attendre deux ans ou deux ans et demi en espérant que le plan ne prenne pas du retard ? »
Il a donc accepté la venue d’Orange, qui a posé les armoires nécessaires en février. Il compte sur un raccordement intégral de la commune cette année. A Beynes, où la fibre optique doit aussi être intégralement déployée cette année, les raisons données sont similaires : « On a gagné facilement 18 mois », avance ainsi le premier adjoint centriste Gilles Hoquet, rendu méfiant sur la tenue des délais par les trois plans successifs de déploiement du Département.
Là encore, l’argument de la solidarité financière entre communes passe plutôt mal. « J’ai aussi reçu quelques remarques de la part de notre communauté de communes, comme quoi on ne faisait pas corps, témoigne le premier adjoint de la plus importante commune de l’intercommunalité. Il est beaucoup plus facile d’être solidaire quand on est les premiers à être servis… »
Montée en débit, fibre optique : quelles différences ?
Une connexion est considérée comme étant à très haut débit à partir d’un débit descendant, du réseau vers l’usager, de 30 Mbits/s. La montée en débit, déployée en 2018 dans les Yvelines, consiste à créer des sous-répartiteurs (NRA) situés si possible à moins d’un kilomètre des abonnés. En utilisant la technologie VDSL2 (une évolution de l’ADSL, Ndlr), le débit descendant est compris entre 8 et 100 Mbits/s, et le débit montant entre 2 et 30 Mbits/s, selon la proximité entre l’abonné et son NRA. La fibre optique offre, selon l’abonnement et l’opérateur choisis, des débits descendants de 100 Mbits/s à 1 Gbits/s, et des débits montants de 50 à 200 Mbits/s.