Les villes boudent les cahiers de doléances, les villages se mobilisent

Ils s'inscrivent dans le cadre de la concertation annoncée par le président Emmanuel Macron, confronté au mouvement des gilets jaunes. Dans les centres urbains et périurbains, les habitants ne se sont pas pressés au sein des mairies pour y déposer leurs revendications, alors que dans les zones plus reculées les registres ont suscité un certain engouement.

Les cahiers de doléances mis en place au sein des différentes mairies depuis le début du mois de décembre, suite au mouvement des gilets jaunes, ont-ils rencontré un franc succès en vallée de Seine ? Si dans les zones rurales, à l’instar du village de Méricourt, les habitants se sont mobilisés pour exprimer leurs souhaits, dans les communes urbaines et périurbaines dans lesquelles s’est rendue La Gazette, les registres laissés à disposition du public n’ont pas suscité un grand enthousiasme. Les revendications exprimées dans ces cahiers portent tant sur les revendication exprimées par le mouvement des gilets jaunes, que sur des désaccords plus locaux.

Dans la commune de Gargenville, un cahier à spirales a pris place sur le comptoir de l’accueil de la mairie, à quelques mètres du sapin de Noël. Il porte la mention : « A l’attention des pouvoirs publics. » Depuis le début du mois de décembre, les habitants de cette commune de 7 000 habitants environ peuvent y coucher leurs vœux dans un registre qui sera ensuite porté par l’Association des maires d’Île-de-France (Amif) au gouvernement. La démarche s’inscrit dans le cadre de la concertation nationale évoquée par le président Emmanuel Macron lors de son intervention télévisée du 10 décembre.

En cinq semaines, le cahier a recueilli seulement une quinzaine de témoignages de personnes venues exprimer leur colère. « On est un peu déçu, admet le premier magistrat de la commune périurbaine, Jean Lemaire (UDI). J’ai observé beaucoup de voitures avec des gilets jaunes au plus fort de la mobilisation, je pensais que les gens allaient se déplacer en mairie. » Le maire émet l’hypothèse que la mairie n’est pas forcément le lieu idoine pour ce type d’opération. « Nos administrés ont peut-être peur d’être reconnus en se déplaçant en mairie qui est un espace public », note Jean Lemaire.

Dans les cahiers consultés, certains n’hésitent pas à laisser leur nom… et même leurs coordonnées téléphoniques en bas de page. « Je n’ai pas peur de signer de mon nom, fait savoir une Gargenvilloise qui avance des revendications embrassant celles des gilets jaunes. Je souhaite le rétablissement de l’ISF, la baisse des taxes, le retrait de la CSG sur les pensions de retraite, l’augmentation du Smic […] », dit-elle dans son message écrit le lundi 10 décembre, quelques heures avant la prise de parole du chef de l’Etat sur ces différents sujets.

À l’entrée de la mairie de Conflans-Sainte-Honorine, une habitante de la commune est venue prendre quelques renseignements sur les modalités d’une future participation aux cahiers de doléances. Elle hésite pourtant encore à laisser un commentaire : « Je ne sais pas ce que je dois écrire ou pas », dit-elle. La Conflanaise promet de revenir très vite pour laisser une trace écrite de son mécontentement.

Le cahier de doléances est pour elle une façon de s’adresser directement au maire Laurent Brosse (DVD). « J’ai l’impression qu’il y a un dialogue de sourd entre la municipalité et les administrés », confie la quinquagénaire, le pas pressé à la sortie de la mairie le jeudi 3 janvier. Celle qui habite la ville depuis maintenant 15 ans fait notamment référence à la rénovation du quartier Paul Brard (voir La Gazette du 6 juin 2018), source d’hostilité envers la mairie.

« Il n’y a pas eu de concertation avec les locataires et les riverains qui ont été mis devant le fait accompli », poursuit-elle de ce sujet de discorde très local, déjà source d’un autre commentaire dans le cahier présent en mairie. Une doléance qu’elle devrait retranscrire très rapidement au sein d’un cahier qui porte l’inscription « Débat national » et sur lequel figurent quatre commentaires depuis le mardi 11 décembre, dans cette ville de 35 000 habitants.

A Méricourt, une soixantaine d’habitants, soit environ 15 % de la population de ce village de 400 habitants, sont venus déposer leurs revendications.

À quelques kilomètres de là, à Vaux-sur-Seine, le registre intitulé « Gilets jaunes » compile six recommandations depuis le 17 décembre. Le premier message qu’il contient est celui d’une Vauxoise se définissant comme « une citoyenne ordinaire qui s’exprime lors des élections ». Elle fait part de ses idées sur une réorganisation des institutions et de la classe politique : « Il faut diminuer le nombre de sénateurs et de députés, revisiter l’ensemble des avantages des anciens présidents de la République, ministres, députés », propose dans un texte dactylographié cette cadre retraitée mais « non gilet jaune », précise-t-elle.

A Poissy, la mairie a fait les choses en grand. Deux livres d’or en cuir noir reliés avec la mention « Nos idées pour la France » sont à disposition du public depuis quelques semaines. Jusqu’à présent, une vingtaine de Pisciacais ont répondu au cahier de doléances de la municipalité dirigée par Karl Olive (LR), qui a rencontré Emmanuel Macron au sujet des gilets jaunes en décembre. « Je souhaite plus de justice sociale, le fait de vivre de son travail dignement ainsi que la prise en compte de la voix du peuple par le Référendum d’initiative citoyenne (RIC) », écrit de sa main un résident.

Depuis le 2 janvier, la municipalité de Mantes-la-Jolie a opté pour une autre organisation afin de sonder ses administrés. Ils sont invités à exprimer leurs doléances en remplissant une fiche avant de la déposer dans une urne prévue à cet effet à l’hôtel de ville, et dans les mairies de quartier au Val Fourré et à Gassicourt. Les Mantais ont aussi la possibilité de publier un message sur le site internet de la municipalité. Vendredi, « une dizaine de témoignages avaient été recueillis sur les différents supports », communique la Ville.

Au sein du hall de l’hôtel de ville de Limay, des permanences ont été mises en place tous les matins depuis le 24 décembre et jusqu’au 31 janvier avec des élus. « Les cahiers de doléances, c’est un moment privilégié pour que les citoyens expriment leurs avis », note le maire Eric Roulot (PCF).

Loin du flop des cahiers de doléances en milieu urbain, ceux de certaines communes rurales ont mobilisé les habitants. Au début du mois de décembre, l’Association des maires ruraux des Yvelines, présidée par le maire de Méricourt Philippe Geslan (SE), a organisé une opération « mairie ouverte », notamment à Méricourt et Perdreauville, petits villages progressivement vidés de services publics, de transports et de commerces de proximité.

Une soixantaine de Méricourtois, soit environ 15 % de la population de ce village de 400 habitants, sont venus déposer leurs revendications. « C’est énorme, on a eu beaucoup de monde en mairie », se félicite Philippe Geslan, à l’origine de l’initiative nationale pour les maires ruraux de France. « Je me suis rendu compte qu’au sein du village, il y avait des sympathisants des gilets jaunes qui n’allaient pas forcément manifester, c’était l’occasion de leur donner la parole, souligne l’élu. Les colères qui sont gardées ne sont pas bonnes, il faut les exprimer. »

Un résident de Méricourt témoigne de sa souffrance quotidienne dans un message recueilli en mairie le 6 décembre, jour de l’ouverture du registre. « A 55 ans, je touche 945 euros par mois et je verse 700 euros pour ma mère atteinte de la maladie d’Alzheimer, peste-t-il. Mon fils âgé de 28 ans vit chez moi. Sans voiture, nous ne pouvons pas avoir accès aux manifestations culturelles et nous avons des difficultés pour faire nos courses. Et pourtant nous payons nos impôts comme tout le monde. »

Au sein du village de Perdreauville, les habitants ont la possibilité de déposer leurs doléances sur un cahier, mais aussi sur le site internet de la commune. « Je n’ai pas forcément beaucoup de gens qui viennent spontanément écrire quelque chose mais beaucoup m’en parlent, confie le maire Pascal Poyer (SE). En tant que premier magistrat de la commune, on joue un peu le rôle d’éponge. » Le cahier de doléances devrait rester en mairie encore quelque temps, « au moins jusqu’au début du grand débat national », indique l’édile.

Les premiers cahiers de doléances de Méricourt, Perdreauville, Porcheville et Buchelay ont été remis au député Bruno Millienne (Modem) le vendredi 14 décembre. « Les habitants des villages qui ne sont pas gilets jaunes ont profité des cahiers de doléances pour faire part de leur souffrance, on n’imaginait pas qu’elle était si profonde, analyse le député de la septième circonscription des Yvelines. Donc tout cela, il va falloir y répondre, il y a quelques choses à reconstruire. »

De son côté, Philippe Geslan reste optimiste sur l’impact que pourraient avoir les cahiers de doléances sur les futures décisions du gouvernement. « On espère que ces cahiers de doléances vont faire bouger les choses. Il y a un sentiment d’abandon dans les communes rurales qui n’est pas nouveau, conclut le président de l’Association des maires ruraux des Yvelines. Je pense que cela va évoluer car il y a une prise de conscience au niveau de l’État. »

PHOTOS : LA GAZETTE EN YVELINES