« Derrière cette porte, c’est Kourou », s’amuse Yorick Mathias. Nous sommes le mardi 30 janvier, et le chef de projet Ariane 6 nous fait visiter le bâtiment ou est né, pièce par pièce, l’étage principal du nouveau lanceur. Bâtiment qu’il s’apprête justement à quitter, alors que les ingénieurs s’affairent autour de lui pour effectuer les dernières batteries de tests avant le grand départ vers la Guyane.
Il y a 7 ans de cela, François Hollande, alors Président de la République, posait la première pierre de cette usine sur mesure. La ville yvelinoise venait d’être choisie, au nez et à la barbe de l’Italie ou l’Allemagne, comme berceau du successeur d’Ariane 5. Après des années de développement et son lot de contretemps (une certaine pandémie est notamment passée par là), le premier tir approche : il sera pour cet été, entre les mois de juin et juillet. « Ce sera un ensemble de missions de démonstration que l’agence spatiale européenne a sélectionné, à la fois des projets académiques et industriels » précise Franck Huiban, directeur des programmes civils chez ArianeGroup.
La situation géographique des Mureaux présentait en effet un avantage de taille. Bordée par la Seine, elle permet à Ariane 6 de rejoindre le port du Havre par voie fluviale. Après avoir quitté le site d’Ariane dans son conteneur sur mesure, c’est sur le Canopée, premier cargo à voiles au monde spécialement conçu pour l’occasion, que le corps central de la fusée fera son long voyage de la côte normande jusqu’à Kourou.
Voilà de nombreuses années que le lanceur européen nouvelle génération est développé autour de deux principes forts, qui marquent une vraie rupture avec Ariane 5. D’abord, la flexibilité. « C’est un lanceur qui, certes, n’est pas réutilisable (à l’inverse du Falcon 9 de SpaceX, Ndlr.), mais qui a une grande capacité, et ça intéresse beaucoup les clients d’Ariane Espace, souligne Franck Huiban. On voit comment le marché s’est transformé sur une quinzaine d’années. Cela nous a convaincu de développer un lanceur très flexible, capable de remplir des missions très diversifiées ».
Ariane 6 pourra non seulement lancer des satellites géostationnaires, comme son prédécesseur, mais aussi des constellations de plusieurs dizaines de satellites à la fois, sur tout un plan orbital. Et ce grâce à sa déclinaison en deux versions : d’une masse de 530 tonnes, Ariane 62 se dote de 2 propulseurs et d’une poussée de 800 tonnes au décollage. Tandis qu’Ariane 64 et sa masse de 860 tonnes est équipée de 4 propulseurs, et d’une poussée au décollage de 1500 tonnes. Sans parler des deux tailles de coiffes disponibles (17 ou 20 mètres).
L’autre valeur ajoutée de la nouvelle fusée Ariane, c’est son coût : pour une même mission, ses coûts d’exploitation seront réduits de -40 à -50 %. Une économie rendue possible par des choix de conception inspirés de l’aéronautique. « C’est un grand paramètre de la conception d‘Ariane 6 par rapport à Ariane 5, on est plus proche d’une usine aéronautique, avec une intégration à l’horizontale et des stations qui se succèdent, explique le directeur des programmes civils d’ArianeGroup, qui compare la transition entre Ariane 5 et Ariane 6 à celle de l’Airbus A350 à l’A380. Dès la phase de développement, les ingénieurs se sont focalisés sur la manière dont on allait le produire, et comment on allait monter en cadence ».
Ce principe a été appliqué aux Mureaux mais aussi à Kourou : Ariane 6 sera assemblée directement sur le pas de tir, à l’aide d’un gigantesque portique mobile de 20 mètres. « Une tour Eiffel qui bouge en 20 minutes », glisse dans un sourire François Deneu, directeur du programme de développement d’Ariane 6. Cette innovation permettra de faire 2 lancements à 15 jours d’intervalle dans les fréquences les plus élevées, bien loin des 2 mois nécessaires entre deux tirs d’Ariane 5, à la fin de son exploitation.
D’abord attendue pour 2020, Ariane 6 s’est faite attendre. Longtemps. Entre des contraintes techniques inattendues, une pandémie mondiale et les conséquences de l’invasion Russe en Ukraine, sa conception a connu de nombreux soubresauts. Et pendant ce temps, la concurrence en a profité, Elon Musk en tête : en 2023, SpaceX a lancé sa Falcon 9 à 96 reprises, quasiment au rythme de 2 par semaine. Loin devant la Chine et ses 67 lancements, et la Russie, qui a tiré 17 fois sa fusée Soyouz. Pourtant, pas de quoi inquiéter Ariane. Du moins, en apparence. « C’est un signal extrêmement positif, assure même Franck Huiban. Le dynamisme du marché est l’indice de la croissance. Il ne faut pas oublier qu’Ariane Espace est confronté à la concurrence mondiale depuis sa création. On commence à entendre parler de projets commerciaux d’exploration, d’aller exploiter des ressources extra-terrestres à des fins commerciales. Ça peut paraître très lointain et relever de la science-fiction, mais c’est le signe du renouveau et du dynamisme de l’activité spatiale ».
Lors de ses vœux, le PDG du CNES, Philippe Baptiste, affirmait qu’Ariane 6 était la réponse à la « crise des lanceurs » dans laquelle s’est empêtrée l’Europe. Une responsabilité qui n’effraie pas le directeur des programmes civils d’ArianeGroup. « C’est un facteur de motivation extrêmement puissant. On a toujours en parallèle cette dimension presque géopolitique, qui va au-delà des enjeux économiques. Pour l’ensemble de la communauté Ariane, la conscience de contribuer à l’indépendance de l’accès à l’espace pour l’Europe, c’est une raison de s’investir tous les jours sans compter sur ce projet ».
Tandis que le premier lancement approche, 28 commandes ont déjà été passées auprès d’Ariane, dont certaines par des clients prestigieux tels qu’Amazon. Un second tir est même prévu « quelques mois après le premier, avant la fin de l’année », promet le directeur du programme de développement d’Ariane 6. Toni Tolker-Nielsen, directeur du transport spatial de l’Agence Spatiale Européenne (ESA), nous a même soufflé son occupant : le satellite espion CSO-3 de l’armée française.
Les missions emblématiques d’Ariane 5
1999 : Le satellite XMM-Newton
Pour son premier vol commercial, Ariane 5 plaçait en orbite le télescope révolutionnaire XMM-Newton, dédié à l’observation du rayonnement X dans l’univers, en provenance de trous noirs et d’étoiles en fin de vie. Il restera le plus grand télescope jamais lancé dans l’espace, jusqu’à 2021…
2016 : Le « GPS » Galiléo
Le lanceur européen a mis en orbite 12 des 30 satellites Galileo, lors de trois lancements réalisés de 2016 à 2018. Ce programme permet à l’Europe d’être indépendante dans le domaine de la navigation par satellite, en parallèle, notamment du système américain GPS.
2021 : Le télescope James Webb
Vous aussi, vous vous êtes déjà extasié devant les clichés époustouflants du télescope spatial James Webb ? Celui-ci fut lancé par une fusée Ariane 5 fin 2021 et sa mission, qui devrait durer 20 ans, et de donner accès aux scientifiques (et au grand public) à l’univers lointain en observant dans l’infrarouge.
2023 : Juice et les lunes glacées de Jupiter
Il y a un peu plus d’un an s’élançait Juice (Jupiter Icy Moon Explorer) qui, comme son nom l’indique, doit rejoindre dans huit ans les lunes glacées de la géante du système solaire. La sonde devra répondre à de grandes questions, dont celle de la naissance du système solaire. Rien que ça.