10 ans après Charlie Hebdo, un devoir de mémoire indispensable

L’attentat de Charlie Hebdo a eu lieu le 7 janvier 2015. Une décennie plus tard, cette journée reste toujours gravée dans la mémoire collective. La librairie du Pincerais organisait des conférences en lien avec le journal satirique, tandis qu’à Carrières-sous-Poissy, habitants, élus et forces de l’ordre se réunissaient pour l’habituel hommage à Clarissa Jean-Philippe, assassinée le 9 janvier 2015 par Amedy Coulibaly.

« C’est notre 11 septembre à nous, on sait tous où nous étions à ce moment-là et ce que nous faisions. » Ces mots sont ceux de Jean-Edouard Grésy, scénariste de la bande dessinée Janvier, le jour où nous avons été applaudis, présent à la librairie du Pincerais à Poissy le 7 janvier dernier pour une conférence autour de Je suis Charlie. Il était accompagné de Luca Casalanguida et de Makyo avec qui il a réalisé la BD, ainsi que de Frédéric Martin, ancien négociateur du Raid, et personnage central de cet ouvrage. Il y a donc dix ans jour pour jour, aux alentours de 11 h 30, les locaux du journal satirique ont été attaqués par les frères Kouachi. Armés de fusils d’assaut, ceux-ci n’avaient qu’un seul but : faire le maximum de victimes.

La première se nomme Frédéric Boisseau, chargé de la maintenance du bâtiment. Il croise malheureusement les deux terroristes au niveau de la loge de l’immeuble qui l’exécutent froidement. Puis ce sera au tour de Cabu, Charb, Honoré, Tignous, Wolinski, Elsa Cayat, Bernard Maris, Mustapha Ourra, le policier Franck Brinsolaro, Michel Renaud, tous dans la même salle en train d’assister à la conférence de rédaction. Malheureusement, les deux frères ne sont toujours pas repus de ce bain de sang. Dans leur fuite, ils ajoutent une dernière victime : Ahmed Merabet, policier de fonction.

Makyo se souvient : « Quand j’ai appris la mort des dessinateurs, c’était une catastrophe. Encore plus parce que je connaissais Tronchet qui travaillait de temps en temps avec Charlie Hebdo. » L’illustrateur n’a aucune réponse de son ami et le croit donc mort, avant, heureusement, d’apprendre le contraire, « c’était quarante minutes interminables… ». Interminable est bien le mot. Puisque cet attentat ne s’arrête pas à la tuerie de Charlie Hebdo, il se prolonge encore durant 54 heures, comme si les forces du mal avaient décidé de coordonner leurs actions.

Le lendemain, Amedy Coulibaly assassine la policière Clarissa Jean-Philippe, en pleine rue à Montrouge. À ce moment-là, elle ne faisait qu’intervenir pour un banal accident de la circulation, remplissant son rôle de dépositaire de l’ordre public. Mais comme il l’avait avoué lui-même dans l’une de ses revendications, il voulait « se faire une policière ». Dans sa commune de résidence, on ne l’a pas oublié.

A Villennes-sur-Seine, le maire Jean-Pierre Laigneau a rendu hommage à son ami Charb, tué dans l’attentat de Charlie Hebdo, devant la Salle de la maison des associations portant son nom. (Ville de Villennes-sur-Seine)

Tout le monde porte sa cocarde au cœur, le mercredi 8 janvier au matin, au cimetière de l’Arpent du Prieur de Carrières-sous-Poissy. Malgré la pluie battante, plusieurs dizaines d’élus, représentants des forces de l’ordre, anciens combattants et habitants ont tenu à être présents pour une commémoration pas comme les autres. « Oui, Clarissa Jean-Philippe a perdu la vie parce qu’elle portait un uniforme, parce qu’elle incarnait la République, a déclaré le maire de Carrières-sous-Poissy, Eddie Aït. Elle a été tuée parce que son seul objectif était d’assurer notre sécurité, condition même de notre liberté, de notre art de vivre. Elle est notre héroïne à tous. Une héroïne française ».

L’émotion était particulièrement palpable chez ses homologues des forces de l’ordre. Le chef de la police municipale, Romain Rousseau, a lui aussi rendu hommage à celle qui est « devenue le symbole de toute une profession ». « Au-delà du deuil, cet hommage doit aussi être une source de force et de courage. Nous devons continuer à avancer, défendre ce en quoi nous croyons, à porter haut les valeurs qu’elle incarnait si bien. C’est ainsi que nous honorerons véritablement sa mémoire, en poursuivant avec détermination la mission qu’elle accomplissait avec tant de passion ».

Cette commémoration était d’autant plus particulière, qu’elle était la première à se dérouler en l’absence de la maman de Clarissa, Marie-Louisa, qui a rejoint sa fille en novembre dernier. Autre preuve de l’empreinte laissée par la jeune policière dans sa ville : le square qui porte son nom, à deux pas de l’immeuble où elle résidait alors. C’est aussi à un autre lieu ô combien symbolique que son nom est désormais attaché, celui de l’hôtel de police de Montrouge, où elle officiait.

Le Président de la République Emmanuel Macron était d’ailleurs présent à la cérémonie qui s’est déroulée dans les Hauts-de-Seine, aux côtés du Premier Ministre François Bayrou, et de la maire de Paris Anne Hidalgo. « Cet attentat a laissé une cicatrice indélébile dans nos cœurs et dans l’histoire de notre ville », a déclaré le maire de la ville Etienne Lengereau, lors de son discours. Une plaque en son hommage a été dévoilée devant le commissariat. « C’est un lieu de protection, mais aussi un lieu de mémoire, où le nom de Clarissa rappellera constamment le sacrifice ultime qu’elle a consenti pour assurer notre sécurité », a-t-il ­souligné.

Frédéric Martin (à droite) racontait « le bordel organisé » de la prise d’otages de l’Hyper Cacher à la librairie du Pincerais de Poissy.

Son assassin ne voulait pas s’arrêter là. Il est celui qui, quelques heures plus tard, réalisera une prise d’otage meurtrière à l’Hyper Cacher situé porte de Vincennes. Frédéric Martin nous permet de revivre ces heures folles, à sa manière. « Je suis là pour faire ma psychanalyse » plaisante l’ancien négociateur du RAID avec le public du Pincerais. Tout y passe, le « bordel organisé », les tensions entre les différents corps de police (BRI, GIGN, RAID) et « l’attitude dangereuse » des journalistes de BFM. « Là c’est eux qui prennent, mais ça aurait pu être d’autres » précise tout de même l’ex-membre des forces spéciales.

Alors que son équipe tente de rentrer en contact avec le terroriste islamiste, Frédéric Martin découvre avec stupéfaction qu’il est déjà au téléphone avec des reporters de la chaîne d’informations en continu. Mais ce qui l’exaspérait le plus, c’était de voir certaines informations filtrer : « On savait que le terroriste pouvait recevoir ces informations en regardant la chaîne. Avant de donner l’assaut, on leur a demandé de ne rien dire pendant 10 minutes, ils nous en ont accordé 2… »

Le temps se fige quand le RAID décide de passer par une porte se trouvant à l’arrière de la superette où 27 bâtons de dynamite sont placés derrière celle-ci. « On se dit qu’on ne va jamais revoir les copains » lâche le négociateur mais heureusement, les explosifs ne sont pas activés. Les forces spéciales neutralisent ensuite Amedy Coulibaly puis font le décompte des otages. Aucun mort en plus, un véritable soulagement. « C’était des moments pleins de paradoxe » se remémore Frédéric Martin.

Par exemple, dès son entrée dans l’Hyper Cacher, le djihadiste avait abattu d’emblée Yohan Cohen, Yoav Hattab, Philippe Braham et François-Michel Saada. Puis devient cordial avec les autres personnes présentes. Une anecdote qui fait écho à celle de Michel Catalano. Le patron de l’imprimerie de Dammartin-en-Goële, avait créé un lien avec les frères Kouachi. « Je m’en suis sorti car je me suis obligé à les traiter comme des gens normaux » avoue-t-il dans différents médias. Cette escalade de violence se stoppe enfin le 9 janvier, quand les frères Kouachi sont neutralisés par le GIGN alors qu’ils tentent de sortir de l’imprimerie en faisant feu sur les ­gendarmes.

Alors oui, ces commémorations, cette émotion dans les yeux et la voix de chacun le prouvent : l’esprit de 2015 persiste, se renforce, est plus que jamais vivant. Car il est bien du devoir de tous de ­poursuivre ce combat face à la haine.