
Dès notre arrivée à la salle Michel Rocard, une étrange pochette nous est distribuée. Sur celle-ci, deux mots attirent immédiatement l’attention : « No phone ». Le message est clair. « Glissez votre smartphone à l’intérieur et fermez la pochette », lance alors avec enthousiasme Claire Laurens de Lopez, présidente du conseil local de la Fédération des Conseils de Parents d’Élèves (FCPE) du collège Jean-Zay, à la vingtaine de personnes présentes. « Vous pourrez la déverrouiller à l’issue de la conférence ».
Une manière concrète, et radicale, de plonger dans le vif du sujet : l’addiction aux écrans. Pour en parler, la FCPE a fait appel à Lève les yeux, une association indépendante qui milite pour « la reconquête de l’attention » à l’heure du tout-numérique, et à sa coordinatrice pour la région Île-de-France, Floriane Didier. « Cette conférence ne se veut pas moralisatrice, on est tous, à différents degrés, dépendants des écrans », prévient-elle en préambule.
Son parcours est quelque peu atypique. Ingénieure informatique de formation, ancienne développeuse de logiciels, de plateformes web et d’applications mobiles à Londres ou Rio, elle évoluait en plein coeur du milieu de la tech… avant de prendre conscience, peu à peu, de l’envahissement de nos vies par les écrans. « J’ai vécu longtemps à l’étranger, notamment au Brésil, nous raconte-t-elle. Un jour, je me suis retrouvée dans un village de pêcheurs, un vrai cadre idyllique. Et au restaurant, j’ai vu tout le monde la tête baissée sur son smartphone. Que cela soit le papa avec sa fille qui essaye de lui parler, le groupe d’amis qui se regarde juste pour prendre son selfie, ou le couple en tête à tête qui s’ignore. Alors je me suis dit : s’ils font ça ici, qu’est-ce que ça doit être à la maison ? »
Depuis, Floriane Didier a travaillé dans le premier centre de « digital detox » au Brésil, où elle recevait des personnes dépendantes aux réseaux-sociaux ou aux jeux-vidéos, avant de rentrer en France. Elle partage désormais son temps entre sa formation d’apprentie-comédienne aux Cours Florent, à Paris, et son engagement pour Lève les yeux. Celui-ci peut prendre la forme de conférences, comme mardi dernier à Verneuil-sur-Seine, mais aussi d’ateliers d’accompagnement pour les élèves et les familles touchées par l’addiction aux écrans. « Ce qui marche le mieux, c’est quand il y a une structure, comme la famille ou un établissement scolaire qui joue le jeu », observe-t-elle.
L’objectif de cette conférence vernolienne est avant tout de comprendre les effets délétères des écrans sur notre quotidien. Au-delà de l’impact de la lumière bleue sur le sommeil ou la capacité d’attention, ce sont les réseaux sociaux qui sont particulièrement pointés du doigt. « Une ingénieure qui travaillait chez Meta (maison mère de Facebook, Ndlr) a révélé une étude interne sur l’impact d’Instagram sur la santé mentale des jeunes, narre Floriane Didier. Celle-ci montrait qu’un tiers des adolescentes se sentent moins bien après avoir utilisé l’application. Dans les ateliers que nous proposons, le sujet de la santé mentale est celui qui revient le plus souvent ».
Une problématique exacerbée par le raz-de-marée Tiktok, qui s’est fait une place prépondérante dans les smartphones des adolescents depuis la pandémie de Covid-19. Son algorithme, pensé pour être addictif, en a même fait l’application la plus téléchargée dans le monde depuis 2021. « Il est très bien conçu, mais enferme très vite les utilisateurs dans des bulles, condamne-t-elle. On a fait le test. Si vous cherchez une vidéo parce que vous ne vous sentez pas très bien, on va très vite passer d’une baisse de moral comme ça peut tous nous arriver, à une véritable anxiété et même, très vite, à des vidéos qui font la promotion de la scarification, avec des communautés qui peuvent inciter les jeunes à passer à l’acte ».
Un cercle vicieux dont il est difficile de sortir quand les applications sont pensées pour s’accaparer notre esprit, partout, tout le temps. « La ressource la plus convoitée, c’est votre attention », dénonce Floriane Didier. Et cela passe par tout un tas de mécanismes invisibles, les « dark pattern », qui peuvent prendre différentes formes : les notifications à outrance, la lecture automatique sur Youtube ou Netflix, où même le système de « flammes » sur Snapchat, qui incite les utilisateurs à s’envoyer un message chaque jour sans faute, sous peine de voir son compteur de flammes réduit à 0. « Ça me fait penser à un épisode de la série Black Mirror », soupire une participante. « Après lui avoir interdit Snapchat pendant une semaine, j’ai redécouvert ma fille », témoigne sa voisine.
Vient alors le moment de se poser la question que tous les parents et professeurs présents se posent : y a-t-il une solution miracle pour encadrer l’utilisation des écrans chez les jeunes ? « Coupez le wifi, c’est véridique, vous verrez plus de monde dans le salon », s’amuse une mère de famille. « J’ai paramétré le contrôle parental, mais ils trouvent toujours un moyen de le contourner », se désole un parent d’élève. Une autre maman prend de la hauteur et témoigne de son expérience. « Le risque avec l’interdiction, c’est de créer une situation de conflit. Il faut faire un travail d’éducation, de pédagogie, pour instaurer une relation de confiance et pour que le changement viennent d’eux-même ».
Le numérique à l’école, fausse bonne idée ?
Pour aiguiller les parents, Floriane Didier donne quelques pistes. Si l’association milite pour une absence totale de smartphone avant 15 ans, elle se veut aussi pragmatique et propose la méthode dite « des 4 pas » pour toute la famille : pas d’écrans le matin, durant les repas, avant de s’endormir et même dans la chambre de l’enfant. Tout en insistant sur le devoir d’exemplarité des parents. « Les efforts de déconnexion marchent beaucoup mieux à l’échelle collective », insiste-t-elle.
Ce devoir d’exemplarité doit également venir du milieu scolaire, comme le souligne un parent d’élève, las de voir ses efforts mis à mal par la numérisation à outrance des supports pédagogiques. « Ils n’ont pas vraiment le choix d’avoir un téléphone parce qu’aujourd’hui, les professeurs n’écrivent plus les devoirs sur les agendas, mais sur Pronote ». « Les changements de cours peuvent même être notifiés la veille au soir jusqu’à 21 h », renchérit une mère désabusée. Ce phénomène là, l’association Lève les yeux le connaît, et le combat. « On travaille sur une proposition de loi transpartisane pour, au moins, interdire l’usage des terminaux numériques dans les écoles maternelles et les écoles primaires. Pour ce qui est de Pronote, des ENT, on se bat pour que les professeurs ne donnent pas de devoirs le week-end, par exemple. Sinon, c’est difficile pour les parents et les élèves de s’y retrouver ».
Preuve que le sujet préoccupe tout un chacun, les débats ont continué de longues minutes entre parents après la fin de la conférence. « On avait déjà fait des ateliers sur la communication non-violente, sur comment réagir sur les émotions des enfants, et pour cette édition, c’est le thème des écrans qui était particulièrement demandé, nous raconte Claire Laurens de Lopez. On a nous même des débats au collège, avec les parents ».
Au sein de l’Hôtel de Ville aussi, on est particulièrement attentif à ces problématiques. Cyril Aufrechter, conseiller municipal délégué à l’innovation et au numérique, en a fait son cheval de bataille. « On a une génération qui arrive et qui est hyper connectée, qui dort moins et qui a plus de mal à discerner le vrai du faux, analyse-t-il. Et pourtant, il y a encore de grands besoins au niveau professionnel : aujourd’hui, beaucoup de jeunes savent jouer aux jeux-vidéos, mais pas utiliser une clé USB ».
C’est pour toutes ces raisons que la Ville de Verneuil-sur-Seine s’active, notamment avec le Safer internet day organisé chaque année, pour sensibiliser la jeunesse vernolienne… mais pas que. « On fait aussi de la prévention pour les personnes âgées, qui sont trop souvent victimes d’arnaques en ligne », ajoute l’élu. Tant d’initiatives qui font des émules : il y a tout juste quelques mois est née l’association Verneuil Numérique, qui vise à soutenir toute personne intéressée par l’apprentissage, la maîtrise ou l’exploration des outils numériques.
Quelques chiffres
• 4 h 11 par jour, soit le temps d’écran moyen chez les 6-17 ans, hors temps scolaire (Santé Publique France, 2023)
• 37 % des 15-19 ans réduisent leur temps de sommeil au moins une fois par semaine pour rester sur un écran (INSEE, 2023)
• 31 % des enfants de 5 ans et demi utilisent un smartphone quotidiennement (Ministère de la Culture, 2023)
• Plus d’1 Français sur 2 déclare ne pas parvenir à arrêter ses activités numériques quand elle le souhaite (MILDECA, 2022)
• 40 % des Français de 65 ans et plus se disent dépendants à leur smartphone (Ifop, 2024)
• 10 écrans en moyenne par foyer (IH2EF, 2023)