« Tout ça, c’est du théâtre » : une crise politique aux allures de tragi-comédie

Après avoir démissionné de son poste de Premier ministre le lundi 6 octobre dernier, jugeant que « les conditions » n’étaient « pas réunies » pour exercer ses fonctions, Sébastien Lecornu a finalement repris le chemin de Matignon seulement quatre jours plus tard à la demande du Président de la République, Emmanuel Macron. Récit d’une semaine ubuesque à travers le regard des députés de la Vallée de Seine.

IMAGO _ Bestimage

C’est tard dans la soirée du dimanche 12 octobre que les noms tombent au compte-goutte, sur les chaînes d’information en continu, à l’issue d’une rencontre entre Emmanuel Macron et Sébastien Lecornu à l’Élysée. Au menu, un « gouvernement de mission », mêlant « société civile », « profils expérimentés et de jeunes parlementaires ». Et quelle mission : déposer un budget dans les temps et résister à la ­pression des oppositions.

La nomination officielle de ces quelques 34 ministres du gouvernement Lecornu II, dont 19 de plein exercice, sonnait comme la conclusion d’une semaine tant historique sur le plan politique, qu’erratique aux yeux des Françaises et Français. Premier coup de théâtre le lundi 6 octobre dernier : tout juste nommé à Matignon, Sébastien Lecornu surprend tout le monde et dépose sa démission au Président de la République, qui l’accepte. « Les conditions n’étaient plus remplies pour exercer les fonctions de Premier ministre et permettre au gouvernement d’aller devant l’Assemblée nationale demain », a-t-il déclaré sur le parvis de l’Hôtel de Matignon dans la foulée, reprochant aux différents partis politiques d’adopter « une posture comme s’ils avaient tous la majorité absolue à l’Assemblée nationale », et observant que « la composition du gouvernement au sein du socle commun n’a pas été fluide et a donné lieu au réveil de quelques appétits partisans, parfois non sans lien avec la future élection présidentielle ».

Une semaine de tractations en coulisses

Une décision qui n’a pas manqué d’attirer la sympathie de bon nombre d’acteurs et d’observateurs de la vie politique française, y compris chez l’opposition. D’ailleurs, l’ancien ministre des Armées a fait un bond dans les sondages, gagnant une dizaine de points de popularité ces dernières semaines, selon le baromètre Ipsos BVA pour La Tribune du Dimanche. Même Olivier Faure, premier secrétaire du Parti Socialiste, louait la « dignité » et l’« honneur » d’un « gaulliste » suite à sa démission, tout comme le député de la 7ème circonscription des Yvelines Aurélien Rousseau qui, dans un post publié sur X, soulignait les mots « justes » et « dignes » du Premier ministre ­démissionnaire.

Son homologue de la 8ème circonscription, Benjamin Lucas (Génération.s), n’a toutefois été que très peu sensible à ces atermoiements. « Tout ça, c’est du théâtre, lâche-t-il. Ça a juste permis à Macron de gagner du temps face à l’explosion du cartel qu’ils formaient avec LR. Il nous explique depuis un an que si le pouvoir est toujours aux mains des Macronistes, c’est grâce à leur coalition avec LR, même s’ils n’ont pas de programme commun. Aujourd’hui, on a eu la démonstration qu’au-delà de ce conte fait pour endormir les enfants, il n’y a pas de volonté à gouverner ensemble ».

Suite à sa démission, Sébastien Lecornu a alors été chargé par Emmanuel Macron de mener d’ultimes négociations en 48 heures avec les différentes forces politiques afin de trouver un compromis sur le budget, et ainsi d’éviter une nouvelle dissolution de l’Assemblée nationale. Au terme de ces consultations, le Premier ministre démissionnaire a, dans une interview sur France 2 mercredi dernier, assuré que « la situation permettait » au président Emmanuel Macron « de nommer un Premier ministre dans les 48 prochaines heures », estimant que « les perspectives d’une dissolution » s’éloignaient. Personne, ni même l’intéressé, ne se doutait alors que l’heureux élu serait… lui-même. Le voilà alors reparti pour mener à bien la « mission » qu’il avait pourtant dit « terminée » l’avant-veille.

Pour Aurélien Rousseau, c’est la « circonspection » et la « colère ». « Comme beaucoup d’autres, avec Place Publique, nous ne voulons pas jouer le pire, nous voulons être responsables… Mais on finit quand même par avoir le sentiment qu’on se fiche de nous et, plus grave, des Français ».

Alors que Benjamin Lucas évoque le « théâtre » des Macronistes, la députée de la 9ème circonscription des Yvelines, Dieynaba Diop (PS), qualifie plutôt ce spectacle de « cirque ». « Le président de la République insulte ce soir les Françaises et les Français, déclarait-elle dans la foulée de la reconduction de Sébastien Lecornu à Matignon, le vendredi 10 octobre au soir. Il persiste et signe avec cette ultime provocation, et aggrave la crise politique ». Le député de la 12ème, Karl Olive (Renaissance), a lui fait dans la sobriété. « Seb, c’est bien ! », s’est-il exclamé sur son compte X.

Un gouvernement renouvelé aux deux tiers

Après l’échec de son premier gouvernement, Sébastien Lecornu explique avoir dit oui une seconde fois « par mission » et esquisse le visage de sa nouvelle équipe : les ministres devront « se déconnecter » de la présidentielle de 2027, la nouvelle équipe devra « incarner le renouvellement et la diversité des compétences ». Résultat ? Un gouvernement renouvelé au deux tiers, mais qui, dans les grandes lignes, semble loin de la rupture promise. « On a l’habitude, grince Benjamin Lucas. On nous parle de changement, quand en réalité, on retrouve les mêmes au pouvoir pour mener les mêmes politiques ».

Même le député du camp présidentiel, Karl Olive, s’est montré critique à l’égard de cette équipe gouvernementale, en tout cas à propos d’un poste bien précis. « Sacrifier Bruno Retailleau à l’Intérieur est une énorme connerie, a-t-il lâché. Il a fait un super boulot et les Français lui disent merci ». Le chef du parti Les Républicains a en effet été remplacé par Laurent Nunez, jusqu’alors Préfet de Police de Paris.

C’est désormais l’heure de prendre les paris : combien de temps tiendra ce gouvernement Lecornu II ? Sera-t-il d’ailleurs toujours en place lors de la publication de cet article ? Rien ne l’assure à l’heure où nous écrivons ces lignes, alors que le RN et LFI ont d’ores et déjà annoncé leur volonté de déposer des motions de censure. « Ma conviction, c’est qu’il ne passera pas la semaine, analyse Benjamin Lucas, qui s’engage à voter la censure. Je considère qu’il continue la politique d’Emmanuel Macron, et qu’il est en rupture avec ce que veulent les Français, comme pour les gouvernements de Michel Barnier et François Bayrou. Les gens attendent de la cohérence, de la ­sincérité dans notre engagement ».

« N’est pas De Gaulle qui veut »

S’il mesure bien qu’il n’est « pas anodin » de faire tomber trois équipes gouvernementales en si peu de temps, le député l’assure : « Emmanuel Macron ne nous laisse pas le choix ». Même en cas de main tendue de la part de Sébastien Lecornu lors de son discours de politique générale, avec une suspension de la réforme des retraites par exemple ? Difficile de l’imaginer pour le parlementaire. « Vous avez dans le gouvernement la cheffe de file de la réforme des retraites, Stéphanie Rist, mais aussi Maud Bregeon, qui a expliqué toute la semaine qu’elle ne voulait pas qu’on y touche. Pour l’instant, je n’ai rien vu qui ­compense ma colère et mon dégoût ».

Dieynaba Diop brandit elle aussi la menace de la censure sur ses réseaux sociaux, assurant qu’elle sera « immédiate » sans « la suspension totale de la réforme des retraites, la taxation des plus hauts patrimoines et des mesures fortes pour le pouvoir d’achat des ­Français ».

Quelle serait alors la solution en cas de censure ? Une nouvelle dissolution, quitte à se retrouver dans la même situation de blocage et aggraver encore un peu la crise politique qui s’enlise ? « Ça, c’est les Français qui le diront à travers leur vote, on ne peut pas ne pas faire voter les gens par peur qu’ils votent mal, insiste Benjamin Lucas. Le Président a tout fait pour maintenir son clan au pouvoir, le voilà le vrai blocage. Emmanuel Macron veut garder le pouvoir pour sa jouissance personnelle, mais n’est pas De Gaulle qui veut. Le plus simple, ce serait qu’il s’en aille ».

Censure ou pas, dissolution ou pas, rien ne freinera le désamour des Français envers la politique après une telle séquence. Une défiance palpable et à laquelle sont confrontés les députés yvelinois dans leurs territoires respectifs. « En circonscription après cette renomination de Sébastien Lecornu : au mieux de la lassitude, un épuisement démocratique, au pire une vraie colère contre ce qui se joue, contre ceux qui jouent », s’est ému Aurélien Rousseau, le samedi 11 octobre. « J’étais encore sur le terrain ce week-end, j’ai vu des gens dégoûtés, et je partage ce dégoût, regrette, de son côté, Benjamin Lucas. Et ils ont bien compris que le facteur bloquant, c’était Emmanuel Macron ». Pendant ce temps, sur le tarmac en Egypte, l’intéressé dénonçait les « forces politiques » qui « ont joué la déstabilisation de Sébastien Lecornu » et qu’il tient pour responsable de la crise politique en France. S’il veut apparaître en garant de la stabilité, le Président de la République prend surtout le risque de s’isoler.