L’absurde situation des « dublinés » d’Achères

Dans l’ex-hôtel Formule 1 d’Achères, des dizaines de « dublinés » sont logés par l’État en attendant de savoir s’ils vont être renvoyés dans le pays par lequel ils sont entrés en Europe.

En 2013, face au flux de demandeurs d’asile en Europe, les pays membres de l’Union Européenne, ainsi que la Suisse, l’Islande, la Norvège et le Liechtenstein, signent le règlement Dublin III. Désormais, le pays responsable de la demande d’asile d’un réfugié est celui par lequel il est arrivé en Europe et où ses empreintes digitales ont été prises. Si le réfugié poursuit sa route et demande l’asile dans un autre pays, il entre en procédure Dublin, et est alors appelé « dubliné » et peut être expulsé vers le pays par lequel il est arrivé en Europe.

L’objectif était de permettre une meilleure répartition des réfugiés entre les différents pays d’Europe et de réduire les délais d’attente pour accéder à l’asile. Six ans plus tard, et après une nouvelle crise migratoire en 2015, le règlement Dublin III semble poser des problèmes majeurs dans son application concrète. La procédure est longue, le manque d’informations est criant pour ces demandeurs d’asile, et les difficultés d’organisation de transfert d’un pays à un autre de plus en plus importantes. L’Italie ou encore l’Espagne ne veulent ainsi plus ­récupérer leurs dublinés.

À Achères, une petite centaine de migrants sont logés par l’État dans l’ex-hôtel Formule 1, dont de nombreux dublinés. La plupart sont arrivés depuis plusieurs mois en France et attendent de savoir quel sera leur avenir. Convocations à la préfecture, assignation à résidence, passage en centre de détention administrative, chacun découvre la procédure Dublin et ses différents aspects en y étant confronté. Pour les assistantes sociales ou les associations qui les entourent, les histoires de ces quelques dublinés ne seraient que le reflet de l’inefficacité de l’accord européen.

« Je parle français, c’est à cause de ça que je suis venu en France, raconte Abou, un jeune Ivoirien de 21 ans qui a quitté son pays cinq ans plus tôt. Si je suis en Europe, je sais que je vais vivre bien. » Devant le Formule 1 d’Achères, une petite dizaine de dublinés sont réunis le vendredi 24 mai. Maliens, Ivoiriens, Congolais, tous ont été obligés de fuir des pays sujets de conflits armés ou de troubles politiques. Certains ne veulent pas se confier sur les raisons de leur départ, mais Thierry évoque une vie en Côte d’Ivoire « encore plus difficile qu’ici ».

« Je voulais aller en France, j’ai une demi-sœur ici », témoigne Lévy, un jeune Congolais de 29 ans arrivé il y a un peu plus d’un an après quatre ans de voyage. Il est arrivé par la frontière entre le Maroc et l’Espagne au niveau de la barrière de Melilla, où un mur de plus de trois mètres a été érigé pour empêcher l’immigration. « J’ai tenté cinq fois. La cinquième fois c’était le 16 juin 2017 […] on m’a emmené à la police, on m’a pris les empreintes, on m’a mis dans un centre de réfugiés » ­poursuit-il.

« Même si tu ne veux pas les donner, les policiers, ils vont t’attraper et tu vas le faire », explique Mokhtar, un jeune Malien, de la prise de ses empreintes à la frontière italienne. Pendant son trajet, il est passé par la Libye : « On nous emmène directement dans les prisons […] on doit appeler nos parents pour une rançon. » Après avoir fui la Libye et traversé la Méditerranée en bateau, le jeune homme est arrivé par l’Italie. Deux ans plus tard, Mokhtar a rejoint la France en traversant les Alpes à pied. Après trois semaines dans la rue, il fait sa demande d’asile… et découvre qu’il est en procédure Dublin, puisque ses empreintes ont été enregistrées en Italie.

À Achères, une petite centaine de migrants sont logés dans l’ex-hôtel Formule 1, dont de nombreux dublinés.

Suite à la mise en place du règlement Dublin III, les pays peuvent interroger le fichier Eurodac où sont enregistrés toutes les empreintes. Ainsi, ils peuvent savoir par quel pays le réfugié est arrivé en Europe, et quel pays est théoriquement responsable de sa demande d’asile. « L’origine de Dublin, c’était qu’il y ait une rationalité dans le traitement des demandeurs d’asile », explique Alain Boudou, président de la Ligue des droits de l’homme (LDH) de ­Mantes-la-Jolie.

« Le nombre de primo-demandeurs mis en procédure Dublin en 2018 dans les Yvelines est de 1 552 », précise Alain Boudou. La procédure se passe en plusieurs temps : « La France a deux mois pour demander au pays responsable de vous reprendre, explique Delphine, une travailleuse sociale qui a exercé au Formule 1 d’Achères depuis le début de la procédure. Le pays responsable a soit 15 jours soit deux mois pour répondre. » Ensuite, avec l’accord du pays, la France peut organiser le transfert.

Au-delà d’un délai de six mois sans expulsion, le dubliné peut normalement faire une nouvelle demande d’asile selon la procédure normale auprès de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra). Dans les faits, la difficulté d’organiser les transferts entre les pays rallonge le délai d’attente du règlement. « L’Italie ne répond jamais, donc ça fait déjà deux mois de plus qui s’ajoutent aux six mois de la ­procédure », ajoute la travailleuse sociale.

Durant ce délai, les dublinés sont expulsables à tout moment. Ils doivent se présenter aux convocations de la préfecture. S’ils sont logés et reçoivent une petite aide financière de la part de l’État, « les Dublin sont considérés en situation irrégulière », insiste l’assistante sociale. Les dublinés ne peuvent donc ni travailler, ni se loger. « Ça les empêche de s’insérer […] on les considère comme des malvenus, des malotrus alors qu’ils ont envie de travailler », analyse Francine Rosset, assistante sociale et membre de l’Association d’insertion, de protection et de ­solidarité entre Conflanais (Aipsec).

« Je ne comprends pas cette procédure », confie Thierry ce jour-là à Achères. Mokhtar explique que les dublinés doivent se conseiller entre eux : « La plupart des informations, c’est nous-mêmes qui nous informons entre nous […] ici, on demande aux assistants français, ils ne connaissent pas grand-chose dans ces procédures. » Quand ils arrivent aux frontières de l’Europe, rien n’est selon eux expliqué. « Ça ne suffit pas de demander aux gens s’ils veulent demander l’asile, il faut leur expliquer à quoi ils s’attendent », poursuit Delphine de ce manque d’informations.

En 2018, 88 dublinés des Yvelines ont été expulsés, selon le président de la LDH mantaise, sur les « 1 110 à qui on dit vous allez être transféré, vous êtes assigné à résidence donc on vous oblige à aller signer au commissariat de police ». Deux raisons expliqueraient cette différence de chiffres. D’abord, bien des transferts n’aboutissent pas, pour des motifs parfois obscurs, comme celui d’Abou : « J’avais un vol à 14 h 40 […] ils sont venus me dire, il n’y a pas de problème, tu n’as rien fait de mal en France, on ne va pas te faire partir. »

« Moi je ne veux pas refuser de partir parce qu’après les sous qu’on te donne, on va te couper tout cela donc le mieux c’est d’y aller » insiste Mokhtar.

Ensuite, de nombreux dublinés choisissent d’éviter l’expulsion en ne se rendant pas aux rendez-vous de la préfecture (tout rendez-vous manqué les fait par ailleurs basculer dans le statut « en fuite », avec comme résultat la fin de toutes les aides et une prévision d’expulsion, Ndlr). « Même moi, on m’a dit de le faire, tu n’as qu’à refuser de partir, expose Mokhtar. Moi, je ne veux pas refuser de partir parce qu’après, les sous qu’on te donne, on va te couper tout cela, donc le mieux, c’est d’y aller. »

Pour l’assistante sociale, « plus ça se resserre, moins il y a une chance de sortir de Dublin au bout des 6 mois ». Alors, « la solution à vraiment envisager pour accéder à l’asile en France, c’est d’attendre la fin des 18 mois » en se cachant des autorités. Ce délai correspond au temps d’attente pour les dublinés déclarés « en fuite » après lequel ils peuvent faire une nouvelle demande d’asile auprès de l’Ofpra.

« Dublin, c’est vraiment pour empêcher les gens d’avoir accès à l’asile, une fois qu’ils ont accès à l’asile, ils l’obtiennent parce que leurs histoires, elles valent l’asile », estime Delphine. Des propos confirmés par Alain Boudou : « On ne fait que reculer le moment où on va traiter réellement leurs demandes […] Ceux qui sont partis, ils reviennent ». Dans les Yvelines, 1 252 dublinés « en fuite » ou renvoyés dans le pays européen d’arrivée ont reformulé une ­demande d’asile en 2018.

« Ceux-là, ils ont fait un tour complet entre huit mois et 20 mois et ils se représentent », poursuit Alain Boudou. S’ils sont acceptés en procédure normale de demande d’asile, les dublinés doivent à nouveau attendre que leur demande d’asile soit traitée, et les délais sont très aléatoires. Mais leur statut change : ils sont « en situation régulière […] Ils ne peuvent pas être réexpulsés avant une décision négative à la demande d’asile » explique l’assistante sociale.

« Il y en a comme Mokhtar et sûrement d’autres qui trouvent des associations […] pour pouvoir apprendre le français, pour pouvoir l’écrire, le parler mais sinon qu’est-ce qu’ils font ? Ils tournent en rond », déplore Francine Rosset. « Il y a aussi psychologiquement tout le choc, le traumatisme du trajet […] le rejet… » ajoute-t-elle de l’impact de ces mois d’attente. « En fait, ça ne fait que pourrir la vie des gens, c’est précariser des gens, leur faire connaître la rue, l’illégalité jusqu’à la fin d’une procédure », estime ­Delphine, la ­travailleuse sociale.