Grâce à elles, une sans-abri retrouve foyer et famille

Pendant plusieurs mois, cette vieille dame dormait dehors, à deux pas de la collégiale mantaise. Deux habitantes du quartier du Val Fourré, assistées de plusieurs autres, lui ont permis de rentrer chez elle, en Bourgogne, et de retrouver un frère et un fils perdus de vue depuis longtemps.

« Elle était dans la voiture, je l’observais silencieusement. Dans le rétroviseur, elle n’arrêtait pas de se regarder, de se toucher, toute étonnée. Elle ne m’a rien dit, elle attendait… et puis, quand son fils est arrivé, je me suis mise à pleurer. » A 39 ans, Aïda Uste, comme travailleuse sociale et conseillère municipale, en a vues, des aventures pas banales. Mais celle-ci, histoire de citoyens, d’habitants, d’humains simplement, de laquelle elle fut observatrice plus qu’actrice, elle s’en souviendra encore longtemps.

Pourtant, souvent, les vies d’errance finissent mal. Celle de Lise Troiville, 64 ans, vivant et surtout dormant depuis des mois dans les rues du centre-ville de Mantes-la-Jolie, a trouvé une autre issue grâce à plusieurs Mantaises du quartier populaire du Val Fourré, à la générosité grande mais discrète (voir encadré). Cette vieille dame a aujourd’hui retrouvé un appartement en Bourgogne d’où elle venait, ainsi que son frère et curateur, et surtout un fils perdu de vue depuis plus d’une décennie.

« Pendant une trentaine d’années, elle a été secouée, ballottée par la vie », rapporte son frère Gabriel Troiville. Son aîné de presque 20 ans, il est aussi devenu son curateur au début des années 80, lorsque la vie de Lise a changé radicalement. Habitant à Nantes, elle travaillait alors à l’usine de tabac de la Seita, avec un mari et deux enfants. Trois ruptures d’anévrismes plus tard, elle en ressort changée, très changée.

« Elle ne pouvait plus vivre avec son mari, qui ne supportait plus ses excès et sa façon d’être qui avaient été modifiées », se souvient Gabriel. Elle se retrouve à la rue, il va la chercher et la ramène en Bourgogne où il vit. Pour son frère et sa soeur, à la vie rangée, impossible de s’en occuper. Alors, c’est lui, magicien professionnel, plus disponible, et qui a toujours eu « beaucoup d’affection » pour elle, qui la prend sous son aile en devenant son curateur. Il lui trouve une petite maison et la retape.

Elle se trouve un compagnon, Jo, « que la famille n’approuvait pas », Gabriel compris. Sous l’influence de Jo, et devenue très libre elle-même, peut-être un peu trop, ils ne vivent qu’épisodiquement à la maison, errant plutôt dans toute la France. Elle perd progressivement contact avec ses fils, ne vient pas à l’enterrement de l’aîné en 2012. Il y a 18 mois, Gabriel, gestionnaire de ses finances, lui fait acheter un appartement à Chalons-sur-Saône en remplacement de la maison.

Mais, il y a plus d’un an, Lise et Jo partent subitement, « à la cloche de bois ». Même son frère, toujours resté en contact avec cette soeur à la mémoire vacillante, perd sa trace. En juin dernier, il reçoit un coup de fil des policiers de Mâcon, où il vit. Il établit le contact avec un membre des Restos du coeur du Mantois, qui lui dit l’avoir hébergée une nuit avant de reperdre sa trace.

Entrent alors en scène deux Mantaises, deux habitantes du Val Fourré. Fatima Kheir, qui, à 49 ans, en fait presque dix de moins, est l’une des bonnes âmes de ce quartier populaire qui en compte beaucoup. Paulina Freeman, 37 ans, est son amie depuis leur rencontre il y a deux ans, lors de leurs joggings respectifs le long de la Seine. Au soir du 29 juin, elles courent toutes les deux comme d’habitude, jusqu’à dépasser le pont de Limay, ce qu’elles font rarement.

« Ca s'est très bien passé », témoigne son fils de la rencontre avec sa femme et ses trois enfants (photo). Aujourd'hui, elle vit, heureuse d'après ses proches, dans son appartement en Bourgogne.
« Ca s’est très bien passé », témoigne son fils de la rencontre avec sa femme et ses trois enfants (photo). Aujourd’hui, elle vit, heureuse d’après ses proches, dans son appartement en Bourgogne.

« Elle dormait là, juste à côté du bâteau de croisière, parce que les gens lui donnaient à manger en sortant », se rappellent-elles. Les deux femmes passent sans s’arrêter. Revenant ensuite vers chez elles, elles repassent devant. « On s’est aperçu que c’était une femme », poursuit Paulina. Elles se présentent, engagent la conversation. « Chez nous, les musulmans, c’est très rare », s’étonne auprès d’elle Fatima qu’une femme soit ainsi à la rue.

Lise, à la foi catholique qu’elle affirme en retour, déballe son histoire, son fils, son frère, dont elle cherche dans ses multiples sacs le numéro de téléphone sans le trouver. « Elle nous dit qu’elle était à Paris avec un Monsieur qui l’a abandonnée sans ses papiers, se rappellent les deux femmes. Elle avait faim, on a été lui ramener à manger, une couverture, quelques vêtements, et on est un peu restées avec elle. »

Elle leur affirme avoir de l’argent, elles n’y croient pas trop. Le lendemain, comme elle avait promis, Fatima revient avec des viennoiseries offertes par une amie gérant une boulangerie à Gassicourt. Elle la revoit à midi, puis le soir, où Lise lui transmet le numéro de son frère enfin retrouvé. « Je me suis dit qu’il y avait de braves gens partout », confie Gabriel de cet appel. Impossible d’aller la chercher, la faute à son état de santé et à des hospitalisations.

Les deux amies, elles, ne peuvent l’emmener, et ne veulent pas la mettre seule dans un train de crainte qu’elle ne se perde à nouveau à cause de sa santé mentale précaire. Alors, en attendant, l’été se passe, Fatima continue de lui amener à manger quand elle le peut, et quand elle la trouve. Paulina l’aperçoit aussi, parfois gare Saint-Lazare, parfois dans le centre-ville mantais. « Nous, on voulait qu’elle sorte de la rue, confie-t-elle. Même si les SDF qui l’entouraient à la collégiale n’y croyaient pas. »

De l’autre côté de la France, à Nantes, son fils cadet Fabrice Couffin, à 34 ans, va être papa pour la troisième fois. Sa mère avait quitté le foyer familial alors qu’il n’avait que trois ans, et il ne l’avait revue qu’épisodiquement depuis, avant de la perdre de vue définitivement. Il recontacte son oncle « pour la naissance » de son enfant. Gabriel l’informe de la situation, son neveu appelle Fatima.

« Je lui ai dit que je souhaitais la ramener chez elle, se souvient Fabrice de ce coup de fil improbable. Je lui ai demandé de tâter le terrain, pour savoir si elle souhaitait rentrer. » La Mantaise part alors à la recherche de Lise, la trouve, lui demande si elle serait heureuse de revoir son fils… et de lui parler, là : « Elle me dit oui, avec des étoiles dans les yeux ! » L’appel dure, au point de venir à bout de la batterie du téléphone, qu’il faudra brancher à l’allume-cigare de la voiture.

A 15 h 30 ce vendredi 30 septembre, c'est une Lise Troiville un peu ébahie qui sort du salon, lavée, habillée, coiffée, maquillée, comme une nouvelle dignité pour une nouvelle vie.
A 15 h 30 ce vendredi 30 septembre, c’est une Lise Troiville un peu ébahie qui sort du salon, lavée, habillée, coiffée, maquillée, comme une nouvelle dignité pour une nouvelle vie.

Il prévoit de venir la chercher deux jours plus tard, et tout s’accélère. Le lendemain soir, jeudi 29 septembre, Fabrice rappelle Fatima. « Excusez-moi de vous déranger, j’ai quelque chose à vous demander », avance-t-il timidement. « Je savais ce qu’il allait me demander ! », en sourit encore Fatima, le regard brillant. Le fils ne veut pas voir sa mère dans l’état d’une femme dormant dehors.

Alors en déplacement chez sa belle-soeur, Fatima ramène quelques vêtements. Vendredi matin, elle appelle ses amis, ses connaissances, car il faut faire vite. Peu avant 11 h, elle cherche à nouveau Lise près de la collégiale, la trouve en découvrant l’endroit où elle dormait, en contrebas d’un immeuble du centre, et l’embarque. La bientôt ancienne sans-abri laisse sa collection de sacs divers et variés derrière elle.

Elles vont dans un magasin de vêtements, malgré les froncements de sourcils des propriétaires : « Je lui prends un pantalon, quelques pyjamas, elle était toute contente. » Au marché du Val Fourré, ils trouvent une paire de mocassins… mais pour l’instant, pas de douche en vue. Alors, elle sollicite la toute nouvelle propriétaire du hammam, soeur d’un commerçant bien connu de la dalle du quartier.

« Tu fais combien le hammam ? » Elle lui répond du tac au tac : « Tu es payée, toi ? Et bien moi, c’est pareil. On va la rendre toute propre. » Pendant que Lise est lavée, Fatima croise une autre Fatima, coiffeuse de son état. « En entendant l’histoire, je lui dis : ramène-la moi ! » A la sortie du hammam, Lise et Fatima se rendent au salon, entre Val Fourré et centre-ville : « Elle voulait la maquiller, moi, je n’avais pas le temps ».

Une jeune cliente qui attendait, la faute au coiffage imprévu de Lise, intervient : « Laissez-moi faire ma hassanate (bonne action dans l’islam, Ndlr). » A 15 h 30, c’est une ex-SDF un peu ébahie qui sort du salon, lavée, habillée, coiffée, maquillée, comme une nouvelle dignité pour une nouvelle vie. Bientôt arrivé, le fils appelle Fatima, qui dépose Lise en bas de chez elle avec Aïda Uste pour veiller sur elle, avant d’aller le chercher dans Mantes-la-Jolie.

Lui est sous le choc des retrouvailles, un peu statique. « Elle était très émue, elle le tenait fort », se souviennent Fatima et Aïda. N’ayant pas mangé de la journée, Fatima, Lise et Fabrice vont déjeuner au Flunch. Le fils présente ses trois enfants, aux noms à consonance arabe, à sa mère. Cette fervente catholique découvre que si lui n’est pas croyant, sa femme, asiatique, est musulmane convertie. Cette dernière, surtout, tenait à rencontrer la grand-mère maternelle de ses enfants.

Lise découvre qu’elle rencontrera toute la famille le soir-même : « Ca s’est très bien passé », témoigne un fils heureux. Il la ramène dans son appartement de Chalons-sur-Saône. Presque trois mois plus tard, elle y est toujours, en bonne santé, du moins autant qu’on peut l’être après plusieurs décennies d’errance. Elle fume moins, apprécie « son confort de vie » et mange avec « un appétit féroce ». Son fils espère récupérer la curatelle de l’oncle, qui commence à se faire vieux.

Tous deux restent ébahis par la solidarité montrée par ces femmes de Mantes-la-Jolie, qui n’ont compté ni leur temps ni leurs efforts. « Il y a un hommage à rendre à ses gens-là », témoigne son frère du haut de ses 80 ans. « On a toujours besoin que quelqu’un nous tende la main, remercie son fils cadet, bien décidé à trouver un moyen de les remercier. Tout ce qu’on peut faire, c’est les encourager à continuer. »

La secrète charité des musulmans

Les actions positives entreprises en France par les habitants ou citoyens de confession musulmane sont rarements mises en lumière. Ce n’est pas vraiment un hasard. « En islam, il y a un imaginaire assez important : la publicité d’une bonne oeuvre fait fondre son mérite, nous explique un expert sollicité pour l’occasion. Il y a une répulsion à ce qui serait assimilé à de l’ostentation. […] Pourtant, la véritable humilité est dans le coeur, et non pas dans la vision. »

Alors, initialement, lorsque nous avons croisé par hasard l’histoire qui vous est contée ci-dessus, les protagonistes mantaises ne souhaitaient pas la voir racontée. Il a fallu toute notre insistance, et ce pendant plusieurs semaines, avant qu’elles n’acceptent leur publication dans La Gazette, et sa diffusion auprès de nos lecteurs yvelinois. Qu’elles en soient ici toutes remerciées, de la part de l’ensemble de la rédaction.